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Les célèbres frères Dalton ont tous, à un moment ou à un autre, été gardiens de la paix en territoire indien. Le meilleur d’entre nous était mon frère Frank, qui fut abattu par des contrebandiers de whisky, un dimanche matin, en novembre 1887. Il était alors marshal sous les ordres du juge Isaac Parker, affecté aux nations Choctaw et Chickasaw dans ce qui allait devenir l’Oklahoma. Il recevait deux malheureux dollars par criminel qu’il ramenait au tribunal fédéral de Fort Smith, en Arkansas, et les éventuels frais d’enterrement étaient déduits de sa paye. Il ne devait donc guère escompter une grosse rallonge d’argent de poche lorsque son adjoint Jim Cole et lui eurent vent que la bande de Bill Smith vendait de l’eau-de-vie aux Indiens depuis un camp dans le bassin de la rivière Arkansas.

Ils chevauchèrent entre les joncs de trois à cinq heures du matin. Leurs montures pataugeaient dans la brume qui tapissait les marécages. Puis le soleil se leva et mon frère et son adjoint aperçurent au milieu du vert du marais un chapiteau blanc pourvu de murs en boue et en hickory. Frank et Cole attachèrent leurs chevaux, ils s’approchèrent du camp à plat ventre jusqu’à ce qu’ils eussent pu se brûler les doigts sur les braises du feu et ils avisèrent le contrebandier Lee Dixon dans un sac de couchage et Baldy Smith en personne, habillé d’un costume noir, sur un matelas taché, en compagnie d’une prostituée rondelette de Tupelo qui se faisait appeler Mrs Smith. Les deux marshals ne remarquèrent pas le jeune Bill Towerly qui buvait une tasse de café grenu, accroupi près des bêtes.

Frank se redressa et s’avança vers la tente en serrant le mandat qui inculpait Smith de vol et de contrebande. Il tapa du talon sur le plancher, Smith se réveilla et ils discutèrent une minute, tandis que Lee Dixon se redressait sur un coude, se frottait les yeux et lorgnait Jim Cole.

Soudain Smith fit feu avec son derringer et atteignit mon frère à l’estomac. Frank geignit et tomba à genoux, une main crispée sur le devant de son manteau. Il arma son Colt Peacemaker, tira et toucha Smith au cou, arma de nouveau et logea une balle dans le cœur de Mrs Smith, tandis que Jim Cole descendait Dixon avant que ce dernier ait le temps de retrouver le Colt Dragoon qu’il cachait toujours sous son oreiller.

Une fumée bleutée flottait entre les arbres et Dixon se tordait de douleur dans son sac de couchage. Cole se dirigeait vers le chapiteau, le pistolet le long de la jambe, quand, de nulle part, ce freluquet de Towerly lui transperça la poitrine d’une balle juste au-dessus du sein droit, qui le fit basculer en arrière par-dessus une corde de la tente. Cole rampa jusqu’aux arbres dans la boue et s’affaissa contre sa selle. Mon frère était toujours à genoux, plié en deux, et souffrait tellement qu’il avait le visage dans la terre, de sorte que Cole le crut mort, jusqu’au moment où Towerly en longs sous-vêtements gris et en cuissardes, regagna la tente, et poussa Frank sur le dos.

« Ne fais pas ça, chevrota mon frère, les larmes aux yeux. Je t’en supplie, ne tire pas. Laisse-moi. »

Mais Towerly arma son revolver et le déchargea une première fois dans la bouche de Frank, avant d’armer à nouveau et de lui faire sauter le crâne.

Si je mentionne ce sordide épisode, c’est parce qu’il avait un sens particulier pour mon frère Bob. Il avait alors dix-sept ans et venait d’être embauché en tant que policier en territoire cherokee sous les ordres d’un métis du nom de John W. Jordan et ce fut lui qui escorta jusque chez nous le corps de Frank.

Bob s’était pelotonné à l’abri du froid près du cercueil en acajou rempli de glace, dans le wagon à bétail à claire-voie utilisé pour le transport. Il portait un manteau en peau de mouton et, enfoncé sur la tête, un chapeau dont il avait rabattu les larges bords sur ses oreilles à l’aide d’une écharpe en laine  – mais il n’avait pas de gants, aussi lorsque le train s’arrêta pour se réapprovisionner en eau et en charbon quelque part au sud de Chelsea, mon frère descendit et se versa sur les doigts le café que lui offrit le chef de train, histoire d’atténuer la morsure du froid. À son retour au wagon, un contrôleur avait ôté le couvercle de la bière, qu’il avait appuyé contre la paroi de planches, et examinait les restes en décomposition de Frank, une chique dans la joue, en crachotant du tabac sur le sol.

« Regardez-moi comment on a troué la couenne de ce bonhomme, avait-il lâché. Si c’est pas malheureux… »

Mon frère avait posé les yeux sur ce cadavre aussi dépourvu de face qu’une assiette et il avait vomi dans le foin avant de vouer le coupable à la vengeance divine, tel un gosse pétri des aventures romanesques publiées dans les hebdomadaires à quatre sous de la Wide Awake Library et les romans à dix cents de la collection Beadle’s. Mais je pense qu’il dut aussi prendre d’autres résolutions, car à compter de ce jour-là, il devint très différent.

J’ai très peu de souvenirs d’enfance de Bob à l’époque où lui et moi dormions dans le même lit en fer-blanc. Je le revois appeler le cochon, debout à côté de l’auge avec un panier de prunes sauvages et de restes de nourriture ; ou se coiffer dans le miroir tacheté de la cuisine, essayant diverses raies ; faire l’analyse grammaticale de phrases au tableau, en chemise de laine et knickers, face à l’unique salle de classe de l’école. Je me souviens de lui, assis sur un seau à lait, s’amusant à planter un couteau de chasse dans une planche entre ses bottes. Je me souviens de lui, s’efforçant de faire le poirier, et de notre frère aîné Frank, les yeux plissés à cause de la fumée de sa cigarette, lui maintenant les pieds et répétant : « Pousse ! Pousse ! » Je me souviens de lui pissant contre la grange dans le froid et de la vapeur grise ondoyant comme des algues. Toutes ces images de celui qui allait devenir le plus célèbre des Dalton peuvent paraître triviales, mais Bob était mon frère le plus proche, à peine plus âgé de deux ans, et je l’enviais trop pour prêter attention de très près à ses diverses prouesses.

Bob était aussi beau que Hamlet incarné par une actrice (comme c’était la coutume en ce temps-là) et c’était toujours lui, le lauréat de ces dames dans les bals. Il avait les cheveux bruns coupés court et les pattes rasées, ainsi que des yeux bleus en amande et des dents blanches dont il prenait bien soin et qu’il brossait avec du bicarbonate de soude quatre ou cinq fois par jour. Il se rappelait tout ce qu’il avait lu et il était capable de multiplier comme un banquier ou d’épeler un mot à l’envers, si bien que l’une de ses institutrices s’était fourré dans la tête qu’il irait à la faculté de médecine de Cornell. Il était attentif à ce que disaient les femmes ; il écoutait avec une telle concentration qu’il fronçait les sourcils ; et quand il ne parvenait pas à déterminer la réaction appropriée, il répondait par quelque gentillesse. Il mesurait un mètre quatre-vingt-trois pour soixante-treize kilos tout mouillé  – il était tout en tendons et en os sous ses vêtements et avait la peau blanche comme de la colle. Selon les critères de l’époque, on le tenait pour sympathique, affable et sémillant. Le cliché original de la dépouille en chaussettes de Bob Dalton par John Tackett n’en laisse rien soupçonner.

 

 

Peu après les obsèques de Frank, il échut à mon frère aîné Grattan de remplacer le défunt héros. Grat connut son heure de gloire lorsqu’il voulut arrêter un voleur de bétail nommé Félix Griffin, qui lui tira dans l’estomac. Mon frère continua à marcher droit sur Griffin sans se démonter et le gifla avec son chapeau jusqu’à ce que son agresseur s’écroule à genoux. La balle avait fendu l’un des boutons en bois de la chemise de Grat et il extirpa le projectile de son ventre comme un brandon. D’aucuns affirmèrent que Grat avait le potentiel requis pour devenir un défenseur de l’ordre du calibre de Heck Thomas et l’on en vint à tenir des propos si exagérés sur son compte que quand les Indiens osages créèrent une force de police tribale, ils désignèrent le frère cadet du grand homme, Robert Renick Dalton, alors âgé de dix-huit ans, comme chef  – le plus jeune dans l’histoire de l’Ouest.

Cette année-là, je travaillais comme cow-boy au ranch Bar X Bar d’Oscar Halsell, près de Pawnee, où j’avais de mauvaises fréquentations  – Dick Broadwell, Bill Powers, Bill Doolin  –, ce qui incita mon frère Bob à entreprendre de sauver mon âme et à me recruter.

J’étais le neuvième des quinze rejetons de Lewis et Adeline Dalton et quand j’avais quitté leur misérable ferme pouilleuse et étriquée pour bûcher à cheval seize heures par jour, à cornaquer du bétail dans des enclos, j’étais aussi heureux qu’on puisse l’être, comme si j’avais été délivré de toutes mes souffrances passées pour débuter une nouvelle vie.

Mais le besoin d’être à nouveau avec mes frères me poussa à abandonner le ranch. Et je me remémore le sourire du jeune Emmett Dalton, seize ans, sur les marches de l’église méthodiste, le jour où il prêta officiellement serment. Je faisais un mètre quatre-vingt-huit, je pesais presque dix kilos de plus que Bob, et j’étais à l’étroit dans mes fringues, avec mon col en carton, ma cravate à motif cachemire et mes éperons à grosse molette. Je m’étais peigné les cheveux en arrière avec de l’essence de rose et ils étaient coupés court autour de mes oreilles, de sorte que le blanc de mon cuir chevelu se voyait. Assis sur une chaise cannée dans un manteau à parements de velours qui lui descendait jusqu’aux genoux et qu’il portait par-dessus le haut de ses longs sous-vêtements gris récurés pour l’occasion, mon père, alors âgé de soixante-treize ans, m’avait dévisagé, sa pipe en rafle de maïs au bec, tâchant de me resituer par rapport au reste de sa progéniture, tandis que le vent agitait sa chevelure blanche.

Grat était demeuré en territoire cherokee, où il avait un bureau à Tahlequah, alors que Bob opérait dans les nations osages du Nord à partir de son bureau de Pawhuska, la capitale, où il recevait les mandats émanant du tribunal fédéral de Wichita, au Kansas. Il engagea vingt Indiens osages comme gardiens de la paix  – des types au teint bistre, aux airs de meurtriers, aux mains noirâtres, habillés de vêtements en daim crasseux et de chapeaux noirs à plumes, et qui puaient plus que des égouts. Mon grade étant supérieur au leur, j’avais occupé un poste administratif pendant quelques semaines, mais j’avais fini par m’en lasser et je m’étais vite mis à convoyer des chariots de criminels jusqu’au tribunal fédéral aux côtés de Bob.

Nous parcourions les ruelles en terre de villes-champignons, la mine sévère, la main sur la crosse du pistolet, sous le regard d’hommes plus âgés, assis sur des cagettes d’oignons, qui fumaient la pipe devant leur tente et se fichaient de nous comme si nous n’étions que des gamins qui auraient encore dû être en culottes courtes. Une fois, Bob arrêta un chariot de bois dans la grand-rue afin de vérifier les papiers du conducteur et les charpentiers qui érigeaient les façades des commerces s’interrompirent pour se pousser du coude ou se percher sur l’arête d’un toit et adresser des quolibets à l’apprenti marshal. Mais il n’existait pas de jeune homme de dix-neuf ans aussi sûr de lui que Bob. Il semblait se figurer qu’il avait déjà la réputation redoutable de Wyatt Earp. Il poussait des colosses hors de son chemin dans la rue ; il fit fermer un saloon un samedi soir, car les jeux d’argent étaient interdits ; il était d’une intransigeance absolue sur les permis et les contributions. Il interpellait tous les ivrognes qu’il apercevait ; il menotta même une femme qui avait volé des pommes de terre ; il s’avançait vers des hommes ayant déjà dégainé leur revolver et le leur arrachait des mains comme s’il ne risquait rien de grave. Il était aussi réfractaire à la peur que peut l’être un représentant de la loi.

Il était alors entièrement dévoué à sa mission. Quand je me réveillais le matin, avant le lever du soleil, je le découvrais accroupi près du feu, en train de bricoler de nouvelles trouvailles à l’intention des forces de l’ordre dans son journal intime : des gants pourvus de doigts métalliques articulés, un dispositif qui assujettissait les jambes d’un cavalier à la selle, une matraque ; un gilet comportant une centaine de poches qui contiendraient une centaine de plaques d’acier afin que les gardiens de la paix n’aient plus à craindre les blessures à l’abdomen. Il dissimulait dans sa botte droite un revolver de calibre .32 monté sur une lourde carcasse de calibre .45 afin de pouvoir défourailler plus vite que n’importe quel malandrin rien qu’en levant les genoux. Quelquefois, alors qu’il traînaillait derrière moi, je me retournais et je le surprenais en train de converser dans sa barbe avec quelque quidam imaginaire, puis de dégainer tout à coup son arme.

« Tu t’amuses bien, Bob ?

— Peuh ! Ils n’ont aucune chance contre moi. On est quasiment au chômage technique. »

 

 

Après l’acquisition de la Louisiane, les tribus indiennes évincées de l’est furent reléguées à l’ouest du Mississippi, dans le « Territoire indien », ce qui recouvrait alors la majeure partie des États de la Prairie. Au fil des ans, les agriculteurs et les sociétés de chemin de fer œuvrèrent au Congrès pour en réduire la superficie, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les monts Ozark et les Badlands, aujourd’hui l’Oklahoma. Ces terres étaient considérées comme inviolables et appartenaient, « jusqu’à ce que les rivières se tarissent », à un curieux mélange de peuples indiens, parmi lesquels prédominaient les « cinq tribus civilisées », comme on les appelait : les Cherokees, les Chickasaws, les Choctaws, les Creeks et les Séminoles  – chaque nation possédant ses propres organes exécutifs, législatifs et judiciaires, ses propres lois et son système scolaire. Les Indiens louaient leurs prairies comme pâturages aux éleveurs et commerçaient avec les intendants militaires, mais hormis cela, ils ignoraient autant que faire se peut les pionniers et les immigrants.

Si bien que quand un vacher se réveillait un matin avec du sang sur son couteau et sur sa manche, quand un adolescent volait la recette de la tonnellerie de son oncle ou quand une femme estourbissait son mari alors qu’il roupillait à côté d’une poule à deux dollars, c’était en territoire indien qu’ils s’enfuyaient, dans cette vaste zone sauvage au cœur des États-Unis où votre nom était celui que vous vouliez bien donner et où vous pouviez chevaucher trois ou quatre jours d’affilée sans croiser âme qui vive.

Mais les adjoints osages de Bob étaient capables de dépister un fugitif qui avait pataugé dans des rivières pendant une semaine. Ils étaient à même de dénicher un gosse au fond d’un terrier de rat musqué ou de retrouver une femme d’après son odeur sur les feuilles qu’elle avait effleurées. J’ai un jour passé les fers aux pieds d’un homme qui était en fuite depuis si longtemps qu’il haletait constamment et une autre fois, j’ai eu la surprise de tomber à l’intérieur d’une caverne sur un détenu encore en uniforme rayé, accroupi, en train de se gratter, au milieu d’effluves de vomi.

« Ça fait chaud au cœur de vous voir, me déclara-t-il. Je n’ai pas bouffé autre chose que du gauphre depuis un mois et à cause du froid, j’ai chopé des engelures. »

Je conduisais l’attelage de bœufs en compagnie d’un Osage sévère ; Bob prenait place à l’arrière du chariot et s’entretenait avec les prisonniers comme si c’était sa profession. « Qu’est-ce qui vous a entraîné dans la voie du crime ? » se renseignait-il. « Quelle a été votre erreur décisive ? Pourquoi n’avez-vous aucun remords ? »

« Vous aimiez la vie de cow-boy ? a-t-il un jour demandé à un voleur de chevaux.

— Oui, marshal, a répondu l’homme.

— Emmett a l’air de s’en être entiché.

— Eh bien, c’est une formidable école de la vie pour un jeune homme et c’est un métier noble et stable. Il faudra des cow-boys pour escorter les troupeaux jusqu’à la fin des temps. J’ai droit à un lit dans un dortoir, à trois vrais repas par jour, je touche trente dollars par mois et bon Dieu ! c’est bien assez pour s’en payer une tranche le samedi soir et pour ouvrir un compte d’épargne dans une banque si ça me chante.

— Alors pourquoi faucher du bétail ? » Son interlocuteur s’est gratté le menton.

« Faut croire que j’ai oublié ma bonne éducation… » Bob est revenu s’asseoir à côté de moi à l’avant. « J’espère que tu as entendu ça », m’a-t-il glissé. Bob aimait aussi à patrouiller à cheval au milieu des herbes ondulantes de la Prairie en s’extasiant :

« Quand Pa’ est arrivé pour la première fois en territoire indien, il échangeait des juments poulinières et des mules de l’armée pour le gouvernement et toute cette région n’était que savane inexplorée, peuplée de sauvages, ours et tétras. Des centaines de milliers de bisons y vivaient. Le sol tremblait quinze kilomètres à la ronde quand ils chargeaient. Les Indiens se camouflaient sous des peaux encore sanglantes et se faufilaient au milieu des troupeaux pour embrocher à la lance des bêtes si énormes qu’il fallait deux hommes, rien que pour soulever la tête. Vingt ans plus tard, la Grande Prairie était pleine à craquer de cabanes en gazon et de granges ; des mégères mielleuses avaient remplacé les squaws ; le climat s’était dégradé et les cours d’eau avaient décru ; des serpents pendaient aux branches des arbres. Pa’ assure qu’il a sillonné la Louisiane entière pour vingt cents par semaine et qu’il ne se rappelait pas avoir eu faim, ni manqué de quoi que ce soit. Il était frais et dispos comme Israël. Et aujourd’hui, il reste assis sur une chaise, il s’oublie et l’armée lui verse six dollars de pension par mois pour avoir servi durant la guerre contre le Mexique.

— Une fois, j’ai mis du sel dans le sucrier histoire de gâcher le goût de son café, ai-je répliqué. J’ai laissé dans son bol à raser un mot qui disait : “Crève !” Je planquais une de ses bottes sous le canapé et je le regardais claudiquer dans toute la maison à sa recherche. C’est pas possible d’être aussi ridé.

— Toi et moi, on doit avoir des interprétations différentes du quatrième commandement », a lâché Bob.

Nous plantions le camp tous les deux au crépuscule et il coupait des broussailles à la machette pendant que je préparais des haricots pinto et du sorgho dans un vieux pot de saindoux. Puis je m’allongeais, la tête sur ma selle, pour apprendre des morceaux à l’harmonica, tandis que Bob astiquait son insigne de marshal adjoint et tenait son journal intime avec un crayon de charpentier.

Il se livrait principalement à des observations sur le lever et le coucher du soleil, la direction du vent et la température approximative : « douce et agréable » ou « frisquette, givre par terre jusque tard dans la matinée, je voyais ma respiration quand je parlais ». Toutes les deux semaines environ, il faisait son examen de conscience et une série de déclarations d’intentions s’ensuivait : « Résolutions : être plus charitable dans mes propos ; être plus généreux avec les moins fortunés que moi (leur offrir par exemple un repas ou un cadeau impromptu) ; me conduire à l’image des chevaliers d’antan ; aller en selle tête haute. » Le 11 janvier, il écrivait : « Pourquoi suis-je à la fois si prompt à tourner en ridicule et à critiquer autrui, et si avide de compliments et de flatteries ? Chercherais-je à en priver les autres parce que j’en ai moi-même un tel besoin ? Comment réparer les liens que j’ai ainsi brisés ? Je tourne et retourne ces questions dans ma tête en contemplant la galaxie et ne trouve aucune réponse satisfaisante. »

À bien des égards, mon frère était pour moi un inconnu et au bout de plusieurs mois de travail à ses côtés, je n’étais toujours pas certain de vraiment l’apprécier. Mais il possédait une innocence et une bonne foi confondantes. Il pouvait être d’une sincérité et d’un sérieux extraordinaires à propos de certaines choses, si bien que vous vous preniez à embrasser son point de vue et à oublier le reste. Parfois, au sortir de la prison, à Wichita, alors que nous nous engagions sur le trottoir en planches avec nos pantalons de costume enfilés dans nos bottes, Bob annonçait : « Je nous ai réservé une chambre d’hôtel et une table à l’Ambassador Grill, et après, on ira jouer au snooker. Qu’est-ce que t’en dis ? » Je tâchais alors d’émettre une objection, mais le vide se faisait dans mon esprit ; je ne discernais plus d’autre possibilité. Quand la soirée prenait la tournure qu’il souhaitait, il me gratifiait de formidables sourires et de paroles bienveillantes ; et quand il constatait que je me hérissais, il suggérait gracieusement : « Mais vas-y, je te laisse décider, Emmett. Il n’y a pas de raison que ce soit moi qui aie le dernier mot sur tout. » Et comme de bien entendu, tous mes projets capotaient et nous passions une soirée épouvantable.

Il était rétribué aux mêmes tarifs que Frank, deux malheureux dollars par prisonnier et six cents par mile parcouru en guise d’indemnité de déplacement, et avec ça, il devait payer le gîte et le couvert pour lui-même, ses assistants et les suspects. Après qu’il eut soumis ses comptes au tribunal fédéral, trente-cinq pour cent du solde étaient affectés aux honoraires du marshal et la facture était adressée à Washington, où le paiement pouvait être différé des mois, de sorte que certaines semaines, nos seuls repas étaient ceux auxquels nous étions invités dans les fermes que nous visitions. Je grappillais vingt-cinq cents par jour en balayant dans un saloon de Pawhuska ou en coupant du bois de chauffage pour une veuve de Ponca City. Bob et moi étions par moments si fauchés que nous avons commencé à percevoir nous-mêmes les amendes pour les plus petites infractions et à empocher directement l’argent.

Un jour, j’ai découvert que deux cow-boys dont j’avais fait la connaissance au ranch Turkey Track chapardaient des bêtes pour le compte d’un entraîneur de chevaux de course du nom de Charlie Pierce, et je les ai surpris dans un boqueteau de sycomores en train de falsifier le marquage au fer rouge de plusieurs animaux. Il s’agissait de Bitter Creek Newcomb et de Blackface Charley Bryant. Newcomb a levé les mains en l’air, mais Bryant m’a brandi son pistolet sous le nez et j’aurais bien pu y laisser la peau si nous ne nous étions pas mis à discuter. Je leur ai expliqué que je me voyais mal les mettre en prison dans la mesure où c’étaient des amis, mais ils ont insisté pour se voir infliger une pénalité financière, afin d’éviter que ma conscience soit souillée et ils m’ont filé trente dollars en pièces d’argent, que j’ai partagés le soir même avec mon frère.

Bob et moi avons dîné de jarret de porc servi avec des haricots dans un grand restaurant où, après s’être essuyé la bouche avec sa serviette, mon frère a conclu que ce que j’avais fait était pratiquement légal et qu’à l’avenir, il recommandait cette forme de justice simple.

Peut-être pensait-il que j’avais besoin de baume au cœur  – mais je n’avais aucun scrupule, alors que lui, je crois que ça le chagrina vraiment. Il fit pénitence ce soir-là et le lendemain ; et avant de contempler la galaxie, il fit probablement son examen de conscience dans son journal et y consigna trois ou quatre résolutions supplémentaires.

Le sang des Dalton
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